Interview de Lucie Brice Mansencal, directrice d’études et de recherche au Crédoc

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lucie brice mansencalPouvez-vous nous présenter le Credoc ?
Le CRÉDOC, Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de Vie, est un institut d’étude indépendant qui travaille depuis plus de 70 ans à mieux comprendre les évolutions des modes de vie en France. Sa vocation est de produire une connaissance fine, rigoureuse et accessible de la société française, en s’attachant à mesurer les comportements, à décrypter les opinions, et à analyser les aspirations des individus dans leurs multiples rôles – en tant que citoyens, consommateurs ou travailleurs. Le but est de pouvoir éclairer la décision des acteurs publics comme privés. Son équipe est pluridisciplinaire et comprend aussi bien des statisticiens et des économistes que des sociologues, des philosophes ou des politistes.

Pouvez-vous nous présenter le dispositif « Enquête modes de vie » qui existe depuis 1978 ?
L’enquête « Conditions de vie et aspirations » constitue l’un des piliers historiques du CRÉDOC. Créée en 1978, elle est aujourd’hui l'une des seules enquêtes sociologiques menées chaque année en France depuis plus de quarante ans. Elle a pour vocation de documenter les conditions de vie, les opinions et les aspirations des Français.

Sa richesse tient à la combinaison d’une base de données longitudinale et d’un questionnaire couvrant un large éventail de thématiques : logement, modes de transport, loisirs, rapport à la famille, cohésion sociale, perception des pouvoirs publics, usages numériques, préoccupations économiques, et bien d’autres dimensions du quotidien. Ce socle stable, appelé « tronc commun », est enrichi chaque année de questions spécifiques conçues avec des partenaires publics ou privés, selon les besoins d’analyse.

Depuis 2016, l’enquête est administrée en ligne, ce qui a permis d’élargir le champ à toute la France y compris les DROM et de porter l’échantillon à 3 000 personnes de 15 ans et plus, sélectionnées selon la méthode des quotas pour garantir la représentativité nationale. Cette transition méthodologique a été soigneusement encadrée, avec un dispositif de double recueil et des travaux en collaboration avec l’INED pour mesurer les effets du changement de mode d’administration.

Aujourd’hui, l’enquête « Conditions de vie et aspirations » alimente des recherches pour les ministères, les institutions publiques et les programmes internes du CRÉDOC. Elle constitue un outil précieux de suivi des évolutions sociales et un socle solide pour éclairer les politiques publiques à travers des données actualisées, fiables et comparables dans le temps.

Que pouvons-nous retenir sur les évolutions des modes de vie des Français depuis 20 ans, et avez-vous remarqué une accélération ou une rupture ces dernières années ?
Depuis vingt ans, les modes de vie des Français ont connu des évolutions progressives mais profondes, marquées par un double mouvement : d’un côté, un changement des pratiques quotidiennes en lien avec la numérisation de la société, et de l’autre, une transformation des représentations et des attentes vis-à-vis de la société.

La montée en puissance des technologies numériques, la diffusion des nouvelles formes de consommation (notamment en matière de culture, de loisirs, ou de santé), ou encore le développement du bien-être et de l’auto-surveillance (auto-monitoring, yoga, méditation) traduisent une individualisation croissante des pratiques. Cette tendance s’est renforcée ces dernières années, avec une progression notable des usages numériques, des pratiques sportives et culturelles, ainsi qu’un retour vers des formes de spiritualité, en particulier chez les plus jeunes.
Cette individualisation des pratiques s'est opérée de manière graduelle, progressive.

A l'inverse, la volonté de transformer la société relève davantage d'une dynamique de rupture. Le désir de changement radical n'est pas nouveau : il est souvent cyclique, lié à des cycles électoraux, politiques. La nouveauté réside, ces dernières années et particulièrement en 2025, dans son niveau très élevé : les Français n'ont jamais été si nombreux à vouloir non seulement transformer profondément la société mais surtout à vouloir le faire de manière radicale plutôt que progressive.
Ce souhait de tout changer est nourri par un climat anxiogène mêlant insécurité, tensions géopolitiques, crise de confiance politique, inquiétudes vis-à-vis de l’intelligence artificielle et anxiété à l'égard du pouvoir d'achat.

Cette rupture se manifeste aussi dans la fragmentation des attentes. Une partie de la population se tourne vers des formes d’engagement collectif, associatif, confiant encore dans les corps intermédiaires. Une autre exprime un retrait, une fermeture sur soi ou sur le cercle proche, un attachement à des valeurs perçues comme fondamentales — souvent sous le sceau du « bon sens » — et une certaine porosité à des marqueurs populistes, voire à ce que l’on pourrait nommer un trumpisme à la française.

Les préoccupations environnementales, la recherche de nouveaux droits (notamment pour les personnes homosexuelles), qui s'étaient progressivement développées au cours des années 2010 sont reléguées au second plan par ces préoccupations sans toutefois être fondamentalement remises en cause. Nous n'observons pas, par exemple, de rejet plus élevé du mariage des personnes de même sexe.

En résumé, au cours des vingt dernières années, nous avons connu :
• une longue phase de numérisation de la société, toujours en cours et donc de transformation radicale de notre vie quotidienne, avec une individualisation des pratiques,
• une phase de préoccupations environnementales et sociétales (2000-2015 environ) qui sont à présent moins prégnantes dans l'esprit des Français
• une phase actuelle d'inquiétude à l'égard du contexte international, de l'insécurité, de la conjoncture économique.
Ces inquiétudes amènent une fragmentation entre les partisans d'un changement progressif, confiants dans les corps intermédiaires, s'engageant dans des associations...et les partisans d'un changement radical, optant pour une fermeture des frontières, un repli sur eux-mêmes.

Pour vous, comment les pouvoirs locaux peuvent se saisir de ces éléments pour mettre en place des politiques publiques plus efficientes ?

Les enseignements des enquêtes sur les modes de vie permettent aux pouvoirs publics, et notamment des échelons locaux quand ces enquêtes quantitatives se doublent de données qualitatives, de mieux saisir les tensions, aspirations et contradictions qui traversent aujourd’hui la société française.

Il existe un enjeu pour les pouvoirs publics locaux à appréhender les aspirations, qui dépassent les besoins matériels immédiats, mais vont déterminer la manière dont les habitants vont se saisir ou non des dispositifs d'action publique et plus généralement, la manière dont ils vont vivre sur le territoire.
La reconnaissance de la diversité des postures face au changement (volonté de changement radical, volonté de changement progressif...) est à ce titre particulièrement essentielle pour anticiper les points de blocage éventuels, comprendre les mécanismes d'adhésion.

Pour résumer, il s'agit "d'incarner" les destinataires de l'action publique, d'envisager leur complexité et ainsi de mieux cibler les actions menées.