Entretien avec Stéphane Cordobes, conseiller recherche et prospective au CGET-Chercheur associé à l'Ecole urbaine de Lyon.
Quelle prospective territoriale pour concevoir l'action publique dans le monde urbain anthropocène ?


Entretien avec Stéphane Cordobes

Vous avez dirigé l'activité prospective de la DATAR, puis du CGET pendant plusieurs années. Vous lancez aujourd'hui un studio de recherche, d'expérimentation et d'enseignement sur la prospective, les territoires et le monde urbain anthropocène dans le cadre d'un partenariat entre le CGET et l'école urbaine de Lyon. De quoi s'agit-il ?

L'école urbaine de Lyon conduit un programme de recherche et d'enseignement sur le monde urbain anthropocène. L'anthropocène, c'est d'abord un changement d'ère géologique : par son emprise sur l'environnement et ses conséquences en matière de changement climatique, d'effondrement de la biodiversité, de destruction des milieux, l'Homme nous a fait sortir de l'holocène et de sa relative pérennité. Dans cette nouvelle ère, la nature n'est plus ce gage de stabilité et d'inépuisabilité que les vicissitudes humaines épargnent. Au contraire, elle devient un facteur d'incertitude extrême qui pourrait par ses mutations conduire à la disparition de bons nombres d'espèces vivantes de la planète, dont celle de l'Homme lui-même. Mais l'anthropocène par métonymie désigne aussi le nouveau paradigme que nous devons construire pour penser et Habiter le monde autrement. Une des faiblesses du développement durable fut peut-être de laisser supposer que nous pourrions nous contenter d'adapter le modèle de développement occidental à la marge. La prolifération du thème de la transition dans le discours politique montre que nous prenons conscience de l'ampleur de la transformation à opérer et de l'épreuve qui nous attend. Représentations, valeurs, croyances, savoirs, catégories de pensée et d'action, comportements vont être chamboulés, au moins autant qu'ils ne l'ont été entre le 16e et 17e siècle quand nous sommes passés du monde clos à l'univers infini de la modernité. Cette naissance du projet moderne était porteuse de progrès et ne remettait pas en cause au sens le plus trivial du mot l'existence humaine. Avec le monde urbain anthropocène, c'est au renoncement à une idée séculaire du progrès, au mode de vie "moderne" et à un risque d'effondrement concret que nous sommes confrontés.

 

Cette épreuve que vous décrivez semble concerner toutes les dimensions de notre vie. Elle va donc avoir une incidence forte sur les collectivités et l'action publique. Comment s'y préparer ?

L'adaptation au monde urbain anthropocène constitue une épreuve pour les collectivités et l'action publique, et en même temps un véritable dilemme prospectif. Par quoi commencer ? Avec qui ? Sur la base de quels savoirs ? Avec quelles ressources ? En priorisant quels enjeux ? Au-delà des politiques de transitions qui se mettent en oeuvre timidement et des plans locaux pour le climat ou la préservation environnementale, beaucoup est à faire et pour longtemps. Les acteurs locaux ont une grande responsabilité, au premier rang desquels les collectivités, mais pas seulement. Pour étayer cette hypothèse, on peut se référer aux travaux de scientifiques comme Michel Lussault, le directeur de l'école urbaine de Lyon, ou encore Bruno Latour et Pierre Veltz qui tous mettent en avant l'imminence d'un tournant local, la nécessité d'atterrir. Face à l'ampleur de l'épreuve et du dilemme prospectif, on passe du fameux "penser global, agir local" à "penser et agir, global et local". Pour autant cet atterrissage et ce local ne ressemblent pas vraiment à ceux que nous avons connus jusque-là, sauf exception. Ils ne renvoient pas aux territoires institués et à l'exercice habituel du pouvoir. C'est un local multiscalaire qui part du lieu que l'on habite et tire des lignes, noue des liens, fonde des coopérations jusqu'à l'échelle régionale, nationale, voire internationale. Selon les enjeux de transition traités, les échelles, les géographies, les agencements ne sont pas les mêmes. Ce sont des collectifs qui se construisent horizontalement, avec des réseaux d'acteurs, des publics à constituer, dans lesquels les collectivités occupent une place centrale mais associées aux acteurs économiques, associatifs, citoyens et États. Sans compter les acteurs non-humains avec lesquels il faut compter, animaux, plantes, éléments naturels comme les fleuves dont certains viennent, par exemple, en Inde et en Nouvelle-Zélande d'obtenir la personnalité juridique. Ce sont enfin avant tout des processus de changement socio-éco-spatial à concevoir, à animer en continu, des dynamiques de réflexion et d'expérimentation, de construction de connaissance, d'éducation, d'invention d'une nouvelle manière de vivre ensemble au long court qu'il faut initier, plutôt que des démarches ponctuelles et opportunistes. Nous devons passer d'une logique d'individus-consommateurs des territoires et de techniciens-élus sachant et décidant verticalement, à celle d'acteurs humains et non humains engagés dans l'édification de nouvelles formes de cohabitation contribuant à relever les enjeux du monde urbain anthropocène.

 

Vous parlez d'enjeux pour le futur, de dispositifs de réflexion et d'action collective, de responsabilité des territoires et de leurs acteurs : n'est-ce pas par définition du ressort de la prospective territoriale ?

C'est effectivement du ressort de la prospective territoriale. À condition néanmoins d'être vigilant à ce que l'on désigne par ce terme. En un demi-siècle, les pratiques ont beaucoup évolué. Elles ont connu durant les 10 dernières années une grande diversification. Entre les études prospectives menées en chambre pour modéliser les évolutions démographiques d'un territoire et les exercices collectifs mis en oeuvre par certaines collectivités qui ont pris la mesure des transitions à initier, de Nantes à Loos-en-Gohelle ou à Grande-Synthe, par exemple, il y a un monde. La prospective, doit aussi changer d'ère et poursuivre son renouvellement pour permettre de répondre aux enjeux du monde urbain anthropocène et à ces incertitudes majeures. On ne cherche plus à produire des rapports à dires d'expert, mais à inventer en situation de nouvelles modalités de coexistence, plus démocratiques et soutenables. Le studio lancé par l'école urbaine de Lyon et le CGET vise à développer l'activité prospective qui y contribuera. Cela passe par la mise en oeuvre des travaux de recherche, des expérimentations, de l'enseignement : autant d'initiatives qui seront publiques et ouvertes aux acteurs intéressés.

[27/03/2019]