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La ville ré-ensauvagée, nouvel horizon de l'urbanisme punk

Ce nouvel urbanisme ne vise pas à dépasser, mais à s’approprier la crise urbaine, en pratiquant la «guerilla gardening». Finalement ce confinement printanier pourrait provoquer une sensibilisation politique des habitants. Et se transformer en acte électoral en septembre ?
par Max Rousseau, chargé de recherche en science politique
publié le 10 mai 2020 à 18h38

Tribune. Les cartes publiées à partir de la géolocalisation des téléphones portables montrent une armature urbaine française sous le «grand confinement» comparable à celle des régions désindustrialisées de la «ceinture de la rouille» nord-américaine ou du nord de l'Angleterre : un urbanisme en donut, avec des cœurs métropolitains évidés et paupérisés, un périurbain provisoirement densifié et des campagnes surpeuplées, notamment sur la côte Atlantique. Or ce sont précisément ces conditions qui donnent naissance aux mouvements punk et hip-hop outre-Manche et outre-Atlantique, au milieu des années 70. Et l'urbanisme punk se distingue des mouvements insurrectionnels classiques. Il ne cherche pas à imposer une stratégie hégémonique alternative. Au contraire, il repose sur des tactiques qui fécondent, en le subvertissant, l'espace urbain abandonné, par exemple par le street art. Autrement dit, la tactique punk vise non pas à dépasser, mais à s'approprier la crise urbaine.

Le gouvernement français aurait certes facilement pu prévenir cette crise urbaine, tout simplement en empêchant le prévisible exode urbain, comme en Belgique ou en Norvège. Mais il n’a pas fait ce choix, et ce sont notamment les beaux quartiers, ceux-là même qui abritent précisément le cœur de son électorat, qui se sont déversés dans les campagnes de villégiature, provoquant de vives tensions avec les habitants sédentaires. Alors que le confinement se prolonge, modifiant les habitudes et ancrant l’angoisse urbaine, sociologues et urbanistes de part et d’autre de l’Atlantique prévoient aujourd’hui qu’un certain nombre de ces départs provisoires se révéleront probablement définitifs.

Du côté des grandes villes, cet exil se révèle une bénédiction. Les trente dernières années se sont en effet caractérisées par ce que la géographe britannique Loretta Lees appelle «la gentrification planétaire», désignant la colonisation massive des quartiers centraux denses des métropoles par les catégories supérieures. La France n'a évidemment pas échappé à ce phénomène, et à son corollaire : l'implacable éviction des classes populaires, repoussées en périphérie par la montée stratosphérique des prix de l'immobilier. Le mouvement des gilets jaunes, qui représente une bonne partie de ceux qui continuent à faire tourner aujourd'hui les indispensables services urbains, constitue la manifestation la plus éclatante de la crise sociale produite par ce modèle.

En ralentissant la ville revit

Mais la généralisation du lotissement accompagnant l’éviction massive hors des métropoles est tout aussi destructrice pour l’environnement. L’étalement urbain restreint progressivement la surface agricole. Il accroît ainsi la longueur des chaînes d’approvisionnement des villes, et donc leur coût environnemental, mais aussi leur fragilité, comme on le redécouvre avec la menace de pénurie. Il entraîne enfin la disparition du monde sauvage et de la biodiversité, et provoque ainsi les zoonoses telles celle qui nous frappe aujourd’hui.

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Les conséquences de cette décroissance contrainte – et non choisie – sont dramatiques dans les quartiers populaires. Mais le départ massif des catégories supérieures, couplé à l’engourdissement des politiques urbaines qu’elles contrôlent souvent, produit quant à lui des effets hautement bénéfiques pour la vie urbaine. Les images de la spectaculaire réappropriation de lieux habituellement abandonnés aux activités polluantes par les espèces végétales et animales font le tour de la planète. En ralentissant, la ville revit. Et dans les angles morts de la surveillance renforcée de l’espace urbain, de nouvelles relations sociales éclosent, qui ne sont plus basées sur le seul échange marchand.

Or l'urbanisme punk cherche justement à prolonger le grippage imprévu de la machine urbaine, tant celui-ci ouvre des brèches prometteuses pour réimaginer le droit à la ville. Inspirée des villes du Sud où l'agriculture informelle se développe dans les espaces vacants, la tactique du guerilla gardening des activistes des villes du Nord invoque la réappropriation de l'alimentation (justice alimentaire) en transformant en potagers pirates les interstices de la machine. Quant aux botanistes rebelles, ils célèbrent le ré-ensauvagement, cette reconnexion imprévue entre humains et non-humains, en inscrivant sur le trottoir les noms des plantes sauvages. Cette identification illégale dans l'Angleterre urbaine confinée joue exactement le même rôle que les fresques murales peintes sur les murs des friches industrielles.

C’est que l’urbaniste punk envisage la crise urbaine comme une chance potentielle pour éveiller une nouvelle vie collective. Et la célébration du ré-ensauvagement de la ville constitue sa réponse à la crise climatique. La mise hors service momentanée de la machine métropolitaine durant ces semaines de confinement printanier provoque une politisation sensible avant d’être théorique. Espérons que les listes indépendantes qui bénéficieront d’une seconde chance inespérée en raison du report probable des municipales après l’été sauront en tirer les leçons.

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