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Du «droit à la ville» à la «ville du quart d’heure», quelle régression !

Le temps des villes et des territoiresdossier
Selon le sociologue et économiste Pierre Veltz, spécialiste de l’organisation des entreprises et des dynamiques territoriales, la réduction des inégalités nécessitera de s’attaquer à l’organisation sociopolitique des métropoles, qui laisse se déployer les logiques ségrégationnistes du marché foncier.
par Pierre Veltz, sociologue et économiste, spécialiste de l'organisation des entreprises et des dynamiques territoriales.
publié le 9 septembre 2021 à 16h32

Dans les années d’avant-Covid, le poncif des deux France, celle des métropoles privilégiées et celle des périphéries délaissées, s’est imposé. Il est pourtant hautement discutable. Car les inégalités majeures se trouvent au sein des grandes villes (Paris, Marseille, Lyon, Toulouse…). On y trouve les plus riches, mais aussi la très grande majorité des pauvres de notre pays. Et ces inégalités intramétropolitaines, qui s’accroissent dangereusement, sont beaucoup plus fortes que les inégalités entre les métropoles et le reste. Bien sûr, certains territoires ruraux ou périurbains vont mal. Mais ils sont abandonnés par le marché, les entreprises et souvent les habitants eux-mêmes plus que par la solidarité nationale, sans laquelle le déclin serait nettement plus rude (1).

La pandémie a superposé à cette légende de la France duale une nouvelle image, celle d’un rejet croissant des métropoles, qui seraient par ailleurs anti-écologiques par essence. Il y a eu, sans aucun doute, une forme d’exode vers les villes moyennes et petites. Quelle a été son ampleur ? On ne sait pas vraiment. Va-t-il durer ? Je ne le pense pas. La «métropolisation» tant décriée est moins le résultat de politiques publiques (ces politiques, comme notre système électoral, vont plutôt en sens inverse) que des choix, certes contraints, des habitants et des entreprises. Lorsqu’on a fait des études à Dijon ou à Lyon, on a un peu de mal à revenir à Autun. Quand on est en couple, il est beaucoup plus facile de trouver deux jobs dans un grand marché du travail. Et quand vient l’âge du lycée ou de l’université pour les enfants, les atouts de la grande ville sont irremplaçables.

Ces atouts vont perdurer.

Ce qui est nouveau, évidemment, c’est la découverte des possibilités inattendues du télétravail, permettant à certains de s’affranchir de la pénibilité des congestions de toutes sortes. De nouvelles combinaisons entre vie urbaine et vie éloignée vont émerger. Les plus aisés vont pratiquer, comme ils le font déjà, la multirésidence. Le scénario le plus probable est donc une augmentation des inégalités entre ceux qui peuvent jouer ainsi avec l’espace et le temps et les autres, coincés dans leurs petits logements de banlieue ou tenus à des localisations contraignantes pour leur emploi.

Or, la frustration risque d’être d’autant plus forte que ces travailleuses et travailleurs scotchés n’auront toujours pas accès aux centres-villes, en partie délaissés par leurs habitants les plus riches. On parle beaucoup aujourd’hui de la «ville du quart d’heure» (travailler et vivre dans une petite sphère villageoise au sein de la grande ville). Disons-le tout net : c’est une utopie de bobo, inaccessible aux femmes de ménage de Roissy ou aux manutentionnaires de Rungis ; inaccessible même aux infirmières des hôpitaux parisiens ! Plutôt que d’accuser les métropoles de tous les défauts, attaquons-nous aux sources du mal : une organisation sociopolitique qui laisse se déployer en toute liberté les logiques ségrégationnistes du marché foncier, le seul marché de biens rares stratégiques non régulé, et laisse grandir sans aucun frein des inégalités délétères dans l’usage de la ville et l’accès à ses services. Du «droit à la ville» d’Henri Lefebvre à la «ville du quart d’heure», quelle régression !

(1) Lire à ce sujet L’Etat a toujours soutenu ses territoires de Laurent Davezies, Seuil, 2021.
Pour aller plus loin :

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