La crise du Covid-19 a sonné comme un douloureux rappel. Nous nous sommes trouvés désarmés face à la pandémie, dépendants à l’égard de la Chine et incapables de passer à une « économie de guerre » par absence d’infrastructures industrielles adéquates. L’économie et la société ont alors été totalement confinées pour ne pas submerger les hôpitaux. D’autres pays, à commencer par l’Allemagne, plus insérés que nous dans les flux d’échanges mondiaux, n’ont pas connu nos pénuries de médicaments, de tests et de dispositifs médicaux, et par conséquent n’ont pas fait subir le même choc à leur économie. Cette crise nous oblige à repenser la place de la France dans les chaînes de valeur internationales et à nous interroger sur ce qui a conduit à la rendre aussi dépendante de la valeur ajoutée étrangère dans plusieurs domaines d’activité.

Pour aborder cette question nous procédons en trois temps. Dans un premier temps nous analysons l’évolution de notre balance commerciale dans les produits anti-Covid (masques, respirateurs, principes actifs). Dans un second temps nous analysons l’évolution de notre production domestique, de nos importations et de nos exportations dans l’ensemble des grands secteurs industriels pour voir dans quelle mesure les défaillances françaises dans les produits anti-Covid ne relèvent pas d’un phénomène de désindustrialisation plus général. Dans un troisième temps nous explorons les données de brevets ce qui nous permet a la fois de regarder les différents secteurs industriels plus en détail, et d’apprécier en dynamique les éventuels redéploiements industriels vers l’amont des différentes filières. Dans un quatrième temps enfin nous tirons de notre analyse quelques enseignements de politique industrielle.

1 – La pandémie du Covid 19 comme révélateur

La France a de fait choisi l’approvisionnement sur le marché international plutôt que la sécurité de la production maîtrisée nationale et européenne. À cet égard, la comparaison entre la France et l’Allemagne dans le commerce de produits sanitaires critiques est particulièrement édifiante. Que disent les données empiriques ?

Les données de commerce de la Commission européenne collectées au CEPII (Centre d’études prospectives et d’informations internationales) montrent que les Allemands produisent beaucoup plus de produits liés au Covid-19 que nous. Ces produits incluent : des composants pharmaceutiques (réactifs, médicaments, principes actifs) ; des appareils médicaux (à commencer par les respirateurs) ; et les équipements de protection (gants, masques…). Comme le montre la Figure 1, au début des années 2000 les importations et exportations françaises et allemandes de ces produits étaient quasiment au même niveau et s’équilibraient. Cependant, en 2019, l’Allemagne dégage un très fort excédent commercial sur ces produits (+20 milliards d’euros) alors que la France est tout juste à l’équilibre, affichant un déficit significatif à la fois pour les équipements de protection et les appareils médicaux. En particulier l’Allemagne exporte dix fois plus de composants liés aux tests du Covid que la France.

Figure 1

Note  : Milliards d’euros courants. Données Eurostat/Comext. Produits identifiés comme critiques dans la lutte contre l’épidémie par l’Organisation Mondiale des Douanes et l’Organisation Mondiale de la Santé.

Derrière ce contraste entre les évolutions des exportations et importations des produits Covid en France et en Allemagne se cache une réalité plus globale  : la France a délocalisé à outrance depuis des décennies, à l’opposé de l’Allemagne comme nous le montrons dans le prochaine section.

2 – Un phénomène global de désindustrialisation et de délocalisation

Pourquoi ce contraste aussi dramatique entre France et Allemagne  ? La réponse tient en trois mots : désindustrialisation, délocalisation, chaînes de valeur étendues. La France, à bas bruit, s’est désindustrialisée  : elle a poussé à l’excès la délocalisation de ses chaînes de valeur. L’industrie allemande pèse 2,35 fois plus que la française et ce rapport est bien plus élevé dans quelques secteurs, points forts de la spécialisation allemande, comme les machines et équipements (5,8 fois), l’automobile (4,8 fois) ou les équipements électriques où l’industrie allemande pèse plus de 4,5 fois plus que la française.

L’évidement du cœur manufacturier français se lit d’abord dans les données OCDE sur la production domestique  : en moyenne, sur l’ensemble des secteurs, on assiste bien à une décrue relative en France de la production sur le sol national. Il se lit aussi dans les données du commerce extérieur où l’on assiste à une dégradation continue des soldes de commerce extérieur français. Il se lit enfin dans les données OCDE sur l’investissement direct étranger par les entreprises françaises  : on observe une envolée des investissements extérieurs et du chiffre d’affaires réalisé à partir des filiales à l’étranger de groupes français.

Cette crise nous oblige à repenser la place de la France dans les chaînes de valeur internationales et à nous interroger sur ce qui a conduit à la rendre aussi dépendante de la valeur ajoutée étrangère dans plusieurs domaines d’activité.

Philippe Aghion, Elie Cohen, Benjamin David, Timothée Gigout-Magiorani

Considérons en premier lieu le secteur pharmaceutique. La Figure 2 a ci-dessous montre que la production domestique française et les exportations/importations françaises restent stables sur la période 1995-2018, avec un léger excèdent commercial.

Figure 2

Figure 2 a

Cependant, tandis que la production domestique pharmaceutique française reste stable, la production domestique allemande croit fortement sur la même période (Figure 2 b). En revanche, comme le montre la Figure 2 c, les avoirs et créances des entreprises pharmaceutiques allemandes a l’étranger stagnent sur la période 1995-2018 tandis que les avoirs et créances des entreprises pharmaceutiques françaises à l’étranger croissent rapidement sur cette même période  : en un mot, les entreprises pharmaceutiques allemandes ont davantage parié sur l’innovation et la production domestiques tandis que les entreprises pharmaceutiques françaises ont davantage parié sur les délocalisations.

Figure 2 b
Figure 2 c. Note  : Milliards d’euros courants. Données OCDE.

Enfin la Figure 2 d montre que les importations de produits pharmaceutiques vers la France proviennent essentiellement de l’Allemagne et des États-Unis.

Figure 2 d. Note  : Milliards d’euros courants. Données OCDE.

Les entreprises pharmaceutiques allemandes ont davantage parié sur l’innovation et la production domestiques tandis que les entreprises pharmaceutiques françaises ont davantage parié sur les délocalisations.

Philippe Aghion, Elie Cohen, Benjamin David, Timothée Gigout-Magiorani

Qu’en est-il des autres grands secteurs industriels  ?

Dans l’agro-alimentaire, la balance commerciale française ne demeure équilibrée que grâce aux boissons (Figure 3 a), avec des importations qui proviennent principalement de l’Espagne, de l’Italie et de l’Allemagne (Figure 3 b).

Figure 3

Figure 3 a
Figure 3 b

Dans le secteur textile, notre production domestique a chuté depuis le début des années 2000 (Figure 4 a). Nos exportations sont restées stables mais nos importations ont augmenté (Figure 4 a), principalement en provenance de la Chine et de l’Inde (Figure 4 b).

Figure 4

Figure 4 a
Figure 4 b

Dans l’électronique et les TIC, notre déficit commercial a été multiplié par 3 depuis le début des années 2000, passant de 5 à 15 milliards d’euro, et notre production domestique a fortement baissé (Figure 5 a). Nos importations proviennent essentiellement des États-Unis, de la Chine et de l’Allemagne (Figure 5 b).

Figure 5

Figure 5 a
Figure 5 b

Dans l’automobile, notre production domestique a commencé à chuter en 2008. Si nous avions une balance commerciale excédentaire jusqu’en 2007, celle-ci est devenue déficitaire après 2008 (Figure 6 a), avec des importations principalement en provenance de l’Allemagne, du Maroc et de la Turquie (Figure 6 b).

Figure 6

Figure 6 a
Figure 6 b

3 – Un déficit d’innovation

Que l’on assiste à une désindustrialisation relative n’est pas en soi un problème économique. L’évidement du cœur manufacturier des pays développés s’explique entre autres par la division internationale du travail, la montée en gamme des pays développés, le redéploiement vers des tâches de conception et de services aux entreprises. Cependant, comme nous le montrons dans cette section, la dégradation relative de nos performances commerciales et de notre production domestique dans les différents secteurs industriels, reflète un déficit d’innovation qui se mesure en premier lieu par l’évolution de notre production de brevets.

L’exploitation des données de brevets va en fait nous permettre de mieux saisir les effets de spécialisation, en nous faisant descendre à un niveau plus désagrégé que celui des grands secteurs industriels  : nous explorons en effet les données de brevets par domaines technologiques comme mesure d’innovation.

Nous nous concentrons sur les brevets triadiques, c’est-à-dire les brevets qui sont considérés comme suffisamment importants pour être enregistrés à la fois par l’Office américain des brevets (USPTO), par l’Office européen des brevets (EPO), et par l’Office japonais des brevets (JPO). À partir de ces données, nous évaluons la performance de la France de trois façons différentes : par le classement de la France en nombre de brevets par millions d’habitants  ; par notre distance à la frontière technologique mesurée par la différence entre le nombre de brevets par habitants de la France et celui du pays le mieux classé et enfin par notre distance à la frontière en nombre de brevets absolus. Nous considérons huit grands domaines technologiques : pharmaceutique et médicale, véhicules futures, aéronautique et espace, électronique, énergie nucléaire, construction, agriculture, numérisation de l’industrie. Pour chacun de ces domaines, nous identifions de manière ad-hoc les codes International Patent Classification (IPC) pertinents.

La dégradation relative de nos performances commerciales et de notre production domestique dans les différents secteurs industriels, reflète un déficit d’innovation qui se mesure en premier lieu par l’évolution de notre production de brevets

Philippe Aghion, Elie Cohen, Benjamin David, Timothée Gigout-Magiorani

Les Figures 7 a et 7 b montrent l’évolution de nos performances d’innovation en moyenne sur l’ensemble des domaines technologiques. En termes de classement (selon le nombre de brevets triadiques par habitant) nous étions devant l’Allemagne en 1995 mais sommes a présent dépassés par elle (Figure 7 a). Et surtout notre distance par rapport a la frontière technologique s’est considérablement accrue depuis 1995 (Figure 7 b).

Figure 7

Figure 7 a  : Évolution de l’innovation en France mesurée par le nombre de brevets par habitant.
Figure 7 b  : Évolution de l’innovation par secteur technologique en France mesurée par le nombre de brevets par habitant.

Si maintenant nous explorons plus détails les différents domaines de spécialisation, les conclusions suivantes se dégagent de notre analyse des performances relatives de la France en matière de production de brevets triadiques dans ces domaines  :

  • (i) La France fait partie des 15 pays les plus innovateurs, cependant sa position relative n’a cessé de se dégrader dans l’absolu et en relatif, il n’y a donc pas eu de remontée vers l’innovation à partir des positions perdues dans la manufacture
  • (ii) Avec le temps les spécialisations de la France se font plus étroites. Il n’y a guère aujourd’hui que le nucléaire et l’aéronautique qui peuvent être considérés comme des domaines où la France a su conserver le leadership.
  • (iii) Une exploration plus fine des données de brevets fait apparaître quelques autres points de spécialisation dans l’isolation thermique, les machines agricoles, mais surtout les véhicules autonomes, la transmission de données, et les logiciels de conception assistée par ordinateur.

De façon plus détaillée, et en commençant nos investigation par le domaine des technologies médicales et pharmaceutiques et les vaccins  : la Figure 8 montre une nette dégradation dans le classement mondial de la France en nombre de brevets triadiques par habitant depuis 1995.

Figure 8

Figure 8 a
Figure 8 b
Figure 8 c
Figure 8 d

Par contraste, nous conservons le leadership mondial dans le nucléaire, qu’il s’agisse des réacteurs a fusion, des réacteurs nucléaires, et des centrales nucléaires (Figure 9).

Figure 9

Figure 9 a
Figure 9 b

Intéressons-nous a présent aux «  véhicules du futur  ». Les Figures 10 a et 10 c montrent une dégradation de nos performances d’innovation (toujours mesurées par le nombre de brevets triadiques par habitant) dans les technologies de propulsion. Nous nous maintenons davantage dans les véhicules autonomes/ nous nous maintenons proches de la frontière technologique malgré une légère dégradation au cours du temps.

Figure 10

Figure 10 a
Figure 10 b
Figure 10 c
Figure 10 d

Dans le domaine de l’aérospatiale, nous demeurons leaders mondiaux, qu’il s’agisse des aéronefs, équipements, technologies spatiales, moteurs à réaction (Figure 11).

Figure 11

Figure 11 a
Figure 11 b

Dans le domaine de l’électronique, l’évolution la plus négative est dans les semi-conducteurs ; par contre dans le stockage et la transmission de données nous nous sommes bien rétablis et nous dépassons notre niveau en 1995 (Figure 12).

Figure 12

Figure 12 a
Figure 12 b

Dans le domaine de l’isolation thermique du bâtiment, nous demeurons parmi les cinq ou six leaders mondiaux, et très proches de la frontière technologique, avec comme proches concurrents la Suède, la Suisse et Singapour (Figure 13).

Figure 13

Figure 13 a
Figure 13 b

Dans le domaine des machines agricoles, nous demeurons dans le peloton de tête, mais avec une légère dégradation depuis 2005-2010  : nous étions numéro un mondial dans les années 1995-2000 et a présent nous nous nous situons a la cinquième place (Figure 14).

Figure 14

Figure 14 a
Figure 14 b

Dans le domaine de la conception informatique de composants industriels  : en impression 3D nous oscillons entre la 10ème et la 15ème place mondiale depuis les années 2000, et nous excellons en matière de conception assistée par ordinateur  : nous étions au second rang mondial en 2013 et demeurons très proches de la frontière technologique (Figure 15 a).

Figure 15

Figure 15 a
Figure 15 b

À noter que jusqu’ici nous avons mesuré les performances d’innovations par le nombre de brevets triadiques par habitant. Or un contraste fort apparaît entre les données de brevets en absolu et le nombre de brevets par habitant. En absolu, la France souffre de sa taille qui ne lui permet guère de rivaliser avec les États-Continents chinois et états-unien. En termes de nombre de brevets par habitant, la France souffre de son insuffisante spécialisation par rapport à la Suisse dans la pharmacie, la Finlande ou la Suède dans les Telecom et de la perte de positions traditionnellement fortes dans les Telecom ou l’automobile.

En termes de nombre de brevets par habitant, la France souffre de son insuffisante spécialisation par rapport à la Suisse dans la pharmacie, la Finlande ou la Suède dans les Telecom et de la perte de positions traditionnellement fortes dans les Telecom ou l’automobile.

Philippe Aghion, Elie Cohen, Benjamin David, Timothée Gigout-Magiorani

Avec la montée en puissance de la Chine dans la 5G, l’affirmation de l’hégémonie technologique des États-Unis dans la filière électronique mais aussi pharmaceutique, la France a de fait décroché. Cependant, les positions relatives maintenues dans les véhicules autonomes (navigation, reconnaissance d’obstacles …), les logiciels de CAM/CAD et les composants de réseaux de données peuvent nous servir de points d’appui pour un renouveau industriel et une reconquête des chaînes de valeurs.

Conclusion : repenser la politique industrielle

Nous concluons cette perspective avec deux series de remarques. La première porte sur la stratégie de relocalisation. La seconde porte sur les choix sectoriels et la gouvernance de la politique industrielle.

a. Sur la stratégie de relocalisation

Le constat immédiatement fait par les gouvernants et les opinions publiques d’une dépendance accrue en matière de produits pharmaceutiques et au-delà industriels a conduit à mettre en exergue les problématiques de relocalisation et de réindustrialisation. La relocalisation ne saurait constituer une perspective crédible pour plusieurs raisons.

La première est qu’il n’est pas envisageable de rapatrier des productions délocalisées dans les pays émergents dans les secteurs matures comme l’automobile tant pour des raisons de coût, de conquête de nouveaux marchés et plus fondamentalement de cycle du produit. C’est une leçon bien établie en économie industrielle que la production des produits innovants démarre dans les pays les plus développés là où existent des écosystèmes innovants et où résident les consommateurs les plus sophistiqués, ces produits sont ensuite exportés vers les pays tiers puis dans un troisième temps ce sont les usines qu’on exporte dans les pays émergents. Nul ne songe donc à fermer une usine en Turquie ou au Maroc pour rapatrier des productions en France. Ce n’est qu’à l’occasion de la mise en production d’un nouveau produit que le choix d’une localisation en France est possible. De fait, comme l’illustre la comparaison entre la France et l’Allemagne et notre analyse à partir des données de brevets, c’est par l’innovation plutôt que par le protectionnisme que nous parviendrons à inverser le courant.

La deuxième raison est qu’une stratégie efficace de reconquête industrielle devra traiter les facteurs généraux et spécifiques de la perte de compétitivité du site France. Si la France a décoché au cours des vingt dernières années globalement et plus particulièrement dans le secteur pharmaceutique c’est d’une part à cause de problèmes de compétitivité coût depuis longtemps identifiés (coût du travail, fiscalité), c’est à cause de la multiplication d’obstacles légaux (les obstacles réglementaires en matière environnementale ont été décisifs dans la perte d’usines de principes actifs pharmaceutiques). C’est enfin à cause de la politique du prix du médicament piloté par la Sécurité Sociale qui l’a emporté sur toute autre considération, notamment d’innovation ou de localisation sur le sol national.

Comme l’illustre la comparaison entre la France et l’Allemagne et notre analyse à partir des données de brevets, c’est par l’innovation plutôt que par le protectionnisme que nous parviendrons à inverser le courant.

Philippe Aghion, Elie Cohen, Benjamin David, Timothée Gigout-Magiorani

La troisième raison qui fait qu’une relocalisation même partielle peut se révéler impossible dans certains secteurs tient à la segmentation poussée, à l’hyperspécialisation des acteurs et à la constitution d’usines-monde produisant des composants.

Par exemple, si l’on considère la querelle Huawei-Gouvernement Américain, on constate que Huawei est confronté à des quasi-monopoles mondiaux même s’il a commencé à rechercher une moindre dépendance dans les composants électroniques :

  • Qualcomm dans les composants mobiles ;
  • Intel dans le design des processeurs ;
  • ARM pour les chipsets de smartphone ;
  • ASML pour le matériel de microlithographie ;
  • TSMC pour les fonderies de silicium.

Il faut donc prendre la mesure de ces tendances lourdes et sélectionner les secteurs ou sous-secteurs où pour des raisons sanitaires ou de sécurité il convient de relocaliser tout ou partie de la production de tel ou tel produit. Mais relocaliser où  ? Quelle est la maille territoriale pertinente pour envisager la relocalisation  ? La réponse découle directement de notre discussion sur l’importance des effets de taille : c’est au niveau européen autant que national que nous devons repenser notre politique industrielle.

Si l’on considère à nouveau l’exemple de l’industrie pharmaceutique, c’est sans doute au niveau européen qu’il faut penser l’autonomie stratégique et la résilience des pays aux chocs sanitaires. Cela doit conduire à refuser les situations de quasi-monopole mondial qui se sont installées dans des industries vitales en combinant trois types de mesures. Relocalisation partielle en Europe de composants critiques, diversification des sources d’approvisionnement, constitution de stocks de précaution plus importants.

Si l’on considère à nouveau l’exemple de l’industrie pharmaceutique, c’est sans doute au niveau européen qu’il faut penser l’autonomie stratégique et la résilience des pays aux chocs sanitaires. Cela doit conduire à refuser les situations de quasi-monopole mondial qui se sont installées dans des industries vitales en combinant trois types de mesures. Relocalisation partielle en Europe de composants critiques, diversification des sources d’approvisionnement, constitution de stocks de précaution plus importants.

Philippe Aghion, Elie Cohen, Benjamin David, Timothée Gigout-Magiorani

La dernière leçon qu’on peut tirer de l’expérience récente, notamment en matière de vaccins c’est que l’innovation est encore plus décisive. Favoriser l’émergence d’écosystèmes innovants ce n’est pas seulement peser sur la spécialisation, accroitre l’autonomie stratégique c’est une autre manière d’envisager la sécurité dans une perspective dynamique. En matière de recherche plus qu’ailleurs la destruction créatrice fait son œuvre. La France, pays de tradition et d’excellence pastorienne a fini par modeler ses structures industrielles mais aussi de recherche en matière de vaccins sur une filière scientifique (l’inactivation de virus) qui a lui a fait négliger les autres (notamment les filières biotech a ARN messager).

b. Choix sectoriels et gouvernance de la politique industrielle

Dans une large mesure, c’est a travers des politiques «  horizontales  », autrement dit non ciblées, que nous reconstituerons notre potentiel d’innovation, et que par ce biais nous donnerons ses chances a la reconquête industrielle. Ces politiques horizontales incluent en particulier  : i) un meilleur financement et une meilleure gouvernance de la recherche fondamentale (universités, Agence Nationale de la Recherche, CNRS)  ; ii) un encouragement du mécénat  ; iii) un rôle accru du capital risque, du private equity et des investisseurs institutionnels  ; iv) une fiscalité plus incitative pour l’innovation ; v) une flexisécurité sur le marché du travail qui favorise la destruction créatrice.

Un premier argument en faveur d’une politique industrielle qui ne soit pas uniquement horizontale est l’existence d’une dépendance au sentier (path dependence en anglais) en matière d’innovation. Un exemple par excellence est celui de l’innovation verte. Des travaux récents montrent que les entreprises automobiles ayant innové dans les moteurs à combustion dans le passé tendent à innover dans les moteurs à combustion dans le futur, à cause du phénomène de dépendance au sentier. D’où un rôle pour la politique industrielle (commandes publiques, subventions directes à l’innovation verte) pour réorienter l’innovation des entreprises automobiles vers les moteurs électriques.

Des travaux récents montrent que les entreprises automobiles ayant innové dans les moteurs à combustion dans le passé tendent à innover dans les moteurs à combustion dans le futur, à cause du phénomène de dépendance au sentier.

Philippe Aghion, Elie Cohen, Benjamin David, Timothée Gigout-Magiorani

Un second argument est celui de la coordination  : l’intervention de l’État peut permettre de résoudre des problèmes de coordination et ainsi accélérer l’entrée dans des secteurs stratégiques, entrée qui comporte des coûts fixes importants. Considérons l’exemple d’un nouveau marché potentiel sur lequel il est coûteux d’entrer, où les profits futurs sont incertains et dépendent d’une information – notamment sur la demande émanant des consommateurs – qui ne peut être révélée qu’une fois ce marché devenu actif. Aucune entreprise individuelle ne souhaitera être la première à entrer sur ce marché  : elle préfèrera laisser d’autres entreprises supporter en premier le coût fixe d’entrée, de façon à bénéficier de l’information ainsi disponible, sans supporter les coûts et le risque liés à cette acquisition d’information. Autrement dit, l’absence d’intervention de l’État conduit à un phénomène de passager clandestin qui se traduit par une entrée retardée, voire pas d’entrée du tout. Pour remédier à ce problème, l’État peut subventionner le premier entrant, ce qui encouragera par la suite les autres entreprises à suivre son exemple.

On trouve là la raison du succès des interventions étatiques dans le domaine de l’aéronautique (Boeing, Airbus) où les coûts fixes sont importants et la demande incertaine. Cela explique également le succès du programme DARPA (Defense Advanced Research Program Agency) mis en place aux États-Unis en 1958 pour faciliter le passage du stade de la recherche fondamentale à celui des applications et de la commercialisation pour les innovations de rupture, lorsque ce passage occasionne d’importants coûts fixes et nécessite de coordonner différents agents économiques. Ce programme a permis aux Américains d’envoyer des hommes dans l’espace et de conquérir la lune, et a conduit à terme d’importantes innovations telles que l’internet ou le GPS.

Dès lors, comment sélectionner les secteurs où l’État doit intervenir  ? Il y a tout d’abord les priorités économiques et sociales qui dictent les choix gouvernementaux  : la lutte contre le réchauffement climatique et le développement des énergies renouvelables, la santé, la défense…

Il faut ensuite cibler des secteurs ayant un fort potentiel de croissance. Notre analyse des différents domaines de spécialisation dans cette note nous conduit à formuler les recommandations suivantes  :

Dans nos domaines de spécialisation forts, l’Aéronautique et le Nucléaire, la priorité est à la consolidation du leadership technologique et à la lisibilité des orientations de long terme. Si le Nucléaire a de l’avenir en France, il faut le dire et prendre des décisions dans ce sens. Si nous voulons être leaders dans le moteur électrique et le moteur à hydrogène dans l’Aéronautique il faut prévoir des moyens conséquents.

Notre exploration des données de brevets fait apparaître quelques points de spécialisation qui méritent d’être consolidés  : les véhicules autonomes, la transmission de données, et les logiciels de conception assistée par ordinateur.

Dans les domaines où notre leadership a été perdu, comme les Telecom, il faut jouer la carte européenne en permettant le développement de solutions 5G européennes (Nokia Ericsson) et en poussant les feux là où nous avons un avantage relatif comme les réseaux privés, l’IOT…

Dans les secteurs qualifiés de stratégiques, comme la pharmacie, c’est une politique globale qu’il faut articuler  : i) volet recherche  : nouvelles molécules, vaccins, création et activation d’un BARDA européen  ; 2) volet fourniture de principes actifs et médicaments  : viser la sécurité d’approvisionnement en diversifiant les fournisseurs, en constituant des stocks de précaution et en mutualisant au niveau européen ce qui peut l’être  ; la localisation de nouvelles unités de production est un élément de la politique du médicament.

Comment gouverner la politique industrielle  ? Il faut la réconcilier autant que possible avec la politique de concurrence, car la concurrence est un moteur d’innovation : on innove pour faire mieux que son concurrent, et par ailleurs toute barrière a l’entrée de nouvelles entreprises est une entrave a la destruction créatrice. Des études récentes montrent en effet que cibler des secteurs plus concurrentiels aide à stimuler la croissance de la productivité. De même, les aides sectorielles stimulent davantage la croissance de la productivité si elles ne sont pas concentrées sur une seule ou sur un petit nombre d’entreprises, autrement dit si elles permettent de préserver ou d’accroître le degré de concurrence dans ces secteurs (voir Aghion, Cohen et Boulanger, 2012).

Notre exploration des données de brevets fait apparaître quelques points de spécialisation qui méritent d’être consolidés  : les véhicules autonomes, la transmission de données, et les logiciels de conception assistée par ordinateur.

Philippe Aghion, Elie Cohen, Benjamin David, Timothée Gigout-Magiorani

Par ailleurs, il faut s’assurer que les aides sectorielles d’État peuvent être remises en question, ce qui empêche de pérenniser celles qui se révèlent inefficaces. Les cofinancements entre l’État et des financeurs privés, comme des banques de développement peuvent faciliter la mise en place de tels mécanismes.

Enfin, subventionner des entreprises déjà établies peut rendre difficile l’entrée de nouvelles entreprises plus innovantes à cause d’un effet de réallocation : les entreprises déjà en place contribuent en effet à accroitre le coût du travail qualifié et le coût d’autres intrants de production. Il faut donc mettre en place des aides sectorielles d’État qui ne grèvent pas les entrants potentiels en réconciliant – autant que faire se peut – politique industrielle et politique de la concurrence.

De ce point de vue le modèle DARPA est particulièrement intéressant car il combine les approches descendante (top down) et ascendante (bottom up). Du côté «  top down  », c’est le Ministère de la Défense qui finance les programmes, sélectionne les chefs de programmes et les recrute pour une période de 3 à 5 ans. Du côté «  bottom up  », une fois sélectionnés, ces chefs de programmes qui proviennent du monde académique, du secteur privé ou qui sont des investisseurs, ont toute latitude pour définir et gérer leurs programmes. Ils peuvent organiser librement des collaborations entre start-ups, laboratoires universitaires et grandes entreprises industrielles, et jouissent d’une grande flexibilité dans le recrutement de leurs collaborateurs.

Le modèle DARPA a été étendu au domaine de l’énergie avec la création de la ARPA-Energy puis a celui de la biologie et de la pharmacie avec la création de la BARDA. Nous proposons la création d’organismes similaires en France et en Europe, et de rompre avec une pratique par trop discrétionnaire et top-down de la politique industrielle.

Crédits
Ce texte est publié en partenariat avec l’agence Telos, qui en propose une version abrégée disponible ici.