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« La ville vue d’en bas » : ressources et résistances

Dans un contexte de désindustrialisation, de désalarisation et de précarisation, les centralités populaires offrent des ressources à leurs habitants. C’est ce que montre une longue enquête ethnographique à Roubaix dont le Collectif Rosa Bonheur rend compte dans La Ville vue d’en bas.

Recensé : Collectif Rosa Bonheur, La Ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire, Paris, Éditions Amsterdam, 2019, 227 p.

La Ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire rend compte d’une recherche collective articulant les thématiques des classes sociales, du travail et de l’espace urbain postindustriel à Roubaix, qui à n’en pas douter fera date pour plusieurs disciplines.

Subsister dans une ville postindustrielle

Le Collectif Rosa Bonheur [1], s’intéresse plus spécifiquement aux classes populaires « d’en bas » (p. 18-19), les plus en marge du salariat, suite au démantèlement des industries urbaines et au passage à une économie postfordiste, afin de montrer les caractéristiques du travail de subsistance. Les auteur·e·s s’inscrivent ainsi dans la lignée de travaux précédents sur les classes populaires (Schwartz 2011) et plus précisément sur leur relation au marché du travail (Weber 2009 ; Weber et Fontaine 2011). L’ouvrage vise à rendre compte de l’hétérogénéité des situations, des effets de racialisation, des rapports de genre ou entre générations.

En outre et de manière originale, les auteur·e·s de La Ville vue d’en bas dotent leur grille de lecture d’une dimension urbaine forte, pour penser « la fabrique de la ville désindustrialisée » (p. 13) par les logiques du travail de subsistance face aux politiques d’aménagement.

Une méthode, un projet politique

Cette recherche, menée principalement entre 2011 et 2015, a réuni des sociologues et un géographe-urbaniste appelés à croiser leurs spécialités thématiques (travail, habitat, famille, éducation, mobilisations). Le collectif mène une ethnographie dense dans les quartiers populaires de Roubaix, mêlant des observations et des entretiens informels ou semi-directifs, ayant pour objet les activités de réparation automobile de rue, l’organisation de travaux d’autoconstruction et d’autoréhabilitation des logements par leurs propriétaires, le travail domestique et la participation des femmes aux ateliers d’associations de quartier. Ces enquêtes sont restituées par la description de scènes et par le récit de trajectoires de travailleurs et de travailleuses.

Cette démarche incarne aussi un « projet de résistance politique à l’individualisation des modes de recherche et d’évaluation » (p. 218) à l’ère de la recherche par appels à projet, de la précarisation des statuts et de la mise en concurrence au sein du monde de la recherche, adossée à des évaluations multiples. Démarche suffisamment rare mais précieuse pour être relevée. Travaillant le plus souvent en binôme, partageant des comptes rendus réguliers et se réunissant à un rythme mensuel, le Collectif Rosa Bonheur construit une vision globale du territoire roubaisien au service d’une analyse fine et riche des dynamiques populaires qui le produisent. Il réussit le défi d’une écriture collective, tout en faisant entendre les voix des personnes enquêtées.

Renverser le regard sur « la ville d’en bas »

Le positionnement politique du Collectif concerne aussi la thèse de l’ouvrage. Il invite à ne pas appréhender les quartiers populaires sous l’angle strict du problème ou du manque, pour « qualifier positivement les formes de production et de résistances ordinaires aux transformations des villes et du capitalisme » (p. 17).

Ce projet implique d’étudier les « économies populaires de subsistance » (p. 15) dans leur dimension spatiale (notion de centralité populaire, p. 18), plus précisément de définir le travail de subsistance et finalement de discuter de la notion de travail en contexte de reconfigurations des dynamiques capitalistes.

Le travail de subsistance, ou l’enjeu d’élargir la notion de travail

Le livre s’intéresse au redéploiement du travail, hérité de savoir-faire ouvriers, hors de l’usine, aux échelles du quartier, de l’habitat et des espaces délaissés. Cet élargissement spatial de la notion de travail va de pair avec son champ d’application : le Collectif Rosa Bonheur, suivant la sociologie matérialiste féministe, l’étend au travail domestique, à toute pratique conditionnant un accès aux aides sociales et au logement (le « travail de papiers », p. 56), tout comme à celles garantissant de consommer moins cher mais le mieux possible (p. 45 et 48), en somme à l’ensemble des activités qui renvoient au fait de subsister.

Ce travail de subsistance se développe en marge de la société salariale, sans en être déconnecté. Plus ou moins informel, il donne plus d’autonomie aux individus, mais aussi plus d’insécurité, et vient souligner « un report total sur la personne du travailleur des aléas du marché » (p. 49). Fortement tributaire de l’ensemble des ressources et relations sociales, « le travail de subsistance a tendance à se confondre avec la vie même » (p. 63).

Il est orienté par des rationalités plus sociales qu’économiques, générateur de liens sociaux intensifiés (eux-mêmes au service de l’exercice d’activités, par exemple, de réparation automobile, en aidant à la formation d’une clientèle). Il n’échappe pas pour autant à un ordre sexué distinguant le travail dévolu aux hommes et celui aux femmes, ni à des processus de racialisation.

Ce travail s’articule enfin à des valeurs morales permettant d’opposer au stigmate de la pauvreté celui de la respectabilité et du travail bien fait. C’est toute une économie morale populaire qui organise la vie familiale et le voisinage, impliquant des liens de solidarités et de réciprocités comme de distinction.

Ce qu’est la centralité populaire

C’est le point récurrent de la démonstration : les quartiers populaires produisent des ressources.

En définitive, si des pans entiers des classes populaires subissent le chômage, les discriminations et la ségrégation, ils parviennent dans le même temps à produire un espace où accéder à un logement, à des ressources relationnelles et à des formes de travail et de revenus. Ce faisant, ils créent une « centralité populaire », « espace de protection et de réparation » (p. 211), qui suscite des formes d’attachement, non sans ambivalences, selon les réussites et les échecs scolaires, professionnels ou dans la vie de couple.

Cette centralité populaire n’est pas équivalente à un ghetto (ou à un espace d’enfermement, p. 95-100), mais doit être pensée à l’articulation des réseaux qu’elle porte ou dans lesquels elle s’inscrit, connectant « les mondes populaires avec des ressources et des populations d’autres territoires » (p. 98). Toutefois, ce point reste peu développé dans l’ouvrage, si ce n’est la référence parfois à des parcours de vie et de migrations, ou la mention de circulations de biens et de marchandises, en particulier aux échelles régionale et internationale.

Un espace populaire disputé

Néanmoins, les auteurs rappellent que le travail de subsistance n’est pas reconnu. Il est au mieux toléré, plus souvent réprimé, par diverses institutions publiques. Par moments, il fait l’objet d’encadrements : il se mue en « travail gratuit » dans les centres sociaux (préparations culinaires), pour des populations « captives car bénéficiaires des aides » (p. 170), au titre du témoignage de sa « bonne » citoyenneté, voire de son apprentissage.

À plus long terme, ce travail est menacé par les politiques de rénovation urbaine qui ne visent pas le seul bâti mais également le peuplement : les espaces urbains tendent à être produits suivant les normes des classes moyennes, par exemple les logiques de la patrimonialisation. Ainsi les pratiques et les valeurs, finalement l’espace vécu des classes populaires, risquent de disparaître. En effet, là où il faudrait y voir des ressources, en contexte de reconfigurations du travail et de maintien d’une grande précarité, les autorités et de manière large les classes moyennes et dominantes ne voient que des problèmes et des nuisances…

Pour conclure, l’ouvrage invite à s’interroger. La ville de Roubaix, présentée comme « un cas exemplaire d’encadrement patronal et municipal de la classe ouvrière » (p. 20), mais aussi comme l’incarnation du « passage d’une ville industrielle à une ville postfordiste » (p. 21) apparaît finalement comme « la ville la plus pauvre de France » et « l’une des plus inégalitaire » (p. 23). N’est-elle pas un espace à partir duquel penser de façon plus large la condition de travailleurs et de travailleuses et les reconfigurations du travail, en France et au-delà ?

Bibliographie

  • Fontaine, L. et Weber, F. 2011. Les Paradoxes de l’économie informelle. À qui profitent les règles ?, Paris : Karthala.
  • Schwartz, O. 2011. « Peut-on parler des classes populaires ? », La Vie des idées [en ligne].
  • Weber, F. 2009. Le Travail d’à-côté. Une ethnographie des perceptions, Paris : Éditions de l’EHESS.

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Pour citer cet article :

Sébastien Jacquot & Marie Morelle, « « La ville vue d’en bas » : ressources et résistances », Métropolitiques, 8 avril 2021. URL : https://metropolitiques.eu/La-ville-vue-d-en-bas-ressources-et-resistances.html

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