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EntretienCulture

La stigmatisation du « bobo » tente de disqualifier les luttes écologistes

La « vague verte » aux élections municipales a donné lieu à une multiplication de l’usage du mot « bobo », notamment sur les réseaux sociaux, pour discréditer les écologistes. La sociologue Sylvie Tissot explique l’origine de ce terme et les motivations de son utilisation alors même que le concept est très imprécis sociologiquement.

Sylvie Tissot est sociologue et professeure de sciences politiques à l’université Paris-8. Elle travaille sur la réforme des espaces urbains et leurs représentations, des quartiers d’habitat social aux quartiers dits gentrifiés, en France et aux États-Unis. Elle est coautrice du livre Les bobos n’existent pas (éd. PUL, 2018).


Reporterre — Quelques heures après la « vague verte » des municipales, le terme « bobos » a été utilisé, à de nombreuses reprises, pour disqualifier les candidats et les électeurs écologistes. Pourquoi ?

Sylvie Tissot — En qualifiant les électeurs et les élus écologistes de « bobos », on disqualifie les valeurs qui ont été plébiscitées lors de ce scrutin : l’attention à l’environnement, à la lutte contre le réchauffement climatique et la pollution. Parler de « vague bobo », c’est une manière de faire passer l’idée que ces questions sont secondaires, qu’elles sont éloignées des considérations du « vrai peuple », qui serait donc lésé par les résultats de ce scrutin. L’écologie serait une préoccupation de privilégiés, éloignée des questions essentielles qui seraient économiques et sociales et, par ailleurs, les classes populaires n’auraient aucune sensibilité écologique.

Pourtant, ces questions sont intriquées, celles et ceux qui subissent le plus durement la pollution sont des populations pauvres, qui vivent près du périphérique pour prendre l’exemple de la région parisienne. Mais le terme « bobos » permet de « désintriquer » ces enjeux, et, ce faisant, de dénier aux écologistes toute sincérité et toute préoccupation pour l’intérêt général.




Au fond, que veut dire « bobos » ?

Tout et rien. Ce terme est très imprécis d’un point de vue sociologique. C’est ce que nous nous sommes attelés à démontrer dans notre livre Les bobos n’existent pas. Derrière ce mot se cachent des profils sociaux très contrastés, qui vont de l’artiste précaire au publicitaire à fort niveau de revenus. Au fond, son utilisation en dit plus sur ceux qui l’utilisent que sur les groupes qu’il est censé désigner.

Pour ceux qui l’utilisent, la définition du bobo pourrait ressembler à celle-ci : un citoyen menant une vie de bohème en centre-ville, avec un capital économique et culturel assez élevé, plutôt de gauche, qui mange bio et se promène à vélo tout en ayant un 4x4 dans son garage — ces deux totems symbolisant l’hypocrisie qui le caractérise. Il serait, presque par définition, éloigné des réalités des classes populaires, de ceux qui souffrent, des perdants de la mondialisation.




D’où vient ce terme, et par qui est-il utilisé ?

Le discours anti-bobo est très répandu et largement partagé. Il a été importé au début des années 2000 en France, à la suite de la traduction d’un livre du journaliste étasunien David Brooks [Bobos in Paradise]. Au début, il était plutôt utilisé sur un ton léger et moqueur par des journalistes de la presse de gauche, notamment Libération, pour critiquer des styles vestimentaires, ou des habitudes alimentaires dans les rubriques « Style de vie ».

C’est devenu, au fur et à mesure des années, un terme non seulement flottant mais avant tout utilisé pour disqualifier et discréditer. À partir de 2007, et encore plus après 2012, il est même devenu quasiment injurieux, et utilisé pour décrire des gens qui seraient d’un progressisme creux, et indifférents aux vrais problèmes.

Lors de la campagne présidentielle de 2012, il était même brandi par Marine Le Pen et Nicolas Sarkozy, qui fustigeaient les « bobos » pour mieux se réclamer des classes populaires. Pourquoi est-il si largement partagé, et donc difficile à critiquer ? Parce qu’il convoque magiquement des classes populaires aussi « authentiques » que les bobos seraient superficiels, et permet d’afficher une solidarité sans failles avec celles-ci. L’extrême droite s’en sert pour réhabiliter des valeurs conservatrices, qu’elle considère comme celles du « vrai peuple », et rejeter des valeurs auxquelles les classes populaires seraient prétendument hostiles : la lutte pour les droits des étrangers, des personnes LGBT, le féminisme, et bien sûr l’écologie.


Pourquoi ce mot est-il dangereux ?

La dénonciation du bobo est une manière terriblement efficace de stigmatiser les luttes écologistes, la reprise de ce mot sur les réseaux sociaux ces derniers jours nous le rappelle, mais aussi de stigmatiser le combat contre toute forme de discrimination — des causes auxquelles le peuple, le « vrai », serait profondément allergique. Les divisions sociales qui structurent notre société ne se réduisent pourtant pas à l’opposition entre des « bobos » urbains fortunés et des classes populaires reformatées en hommes blancs hétérosexuels, « naturellement » racistes, sexistes et homophobes.

En mettant la focale sur « les bobos », on passe à côté d’une analyse plus profonde, plus scientifique, et donc plus pertinente, des hiérarchies qui traversent le monde social : et il est urgent de le faire autrement que par ce terme faussement critique. Le terme de « bobo », trop imprécis, chargé idéologiquement, détourne l’attention des rapports de domination exercés par les classes supérieures. Car il y a bel et bien des privilégiés dans notre société, et aussi des termes, plus rigoureux et plus politiques en même temps, pour les désigner : classes supérieures donc, ou encore bourgeoisie.



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