“L’abolition du règne de la vitesse” Comment rationner les déplacements par le Forum Vies Mobiles?

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
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11 min readNov 2, 2022

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En 2021, Tom Dubois, Christophe Gay, Vincent Kaufmann et Sylvie Landriève ont publié Pour en finir avec la vitesse — Plaidoyer pour la vie en proximité. Les auteurs sont membres du Forum Vies Mobiles, le groupe de réflexion sur la mobilité soutenu par SNCF.

Nous publions ci-dessous “L’abolition de la vitesse”, le dernier chapitre de l’ouvrage qui ébauche des politiques et des modes de vie pour ralentir.

Panneau américain (Wikipedia)

“L’abolition du règne de la vitesse”

Imaginons qu’en 2050 nous ayons pris en compte les aspirations des individus, notamment à ralentir, et pris au sérieux les enjeux environnementaux, à quoi ressemblerait la France devenue le modèle à suivre pour les pays de l’Union européenne ?

Jusqu’en 2025, le gouvernement a essayé de diminuer les déplacements carbonés de la population, par la taxation du carburant et la limitation des vitesses, et ceux des organisations, par des incitations non coercitives. Échec total. Face aux mouvements sociaux à répétition dans la rue menés par des citoyens révoltés par l’injustice sociale de cette fiscalité environnementale et face à l’indifférence des entreprises aux mesures préconisées sans sanction, le gouvernement a dû changer d’orientation et de méthode en prenant en compte l’aspiration à ralentir ressortant de multiples forums citoyens organisés sur les territoires et référendum sur un rationnement des déplacements.

Il a été décidé collectivement, pour limiter les inégalités face à la transition écologique, de rationner de façon égalitaire les déplacements. Chaque habitant dispose d’une « carte carbone » qui décompte ses déplacements polluants (en voiture et en avion principalement) et les limite. Elle permet aux individus de gérer leur « budget carbone ». Les entreprises, elles, ont dû adopter une comptabilité environnementale qui les incite à diminuer l’empreinte carbone de leur activité en prenant en compte les déplacements de leurs salariés. Désormais, en France comme à l’étranger, les politiques sont systématiquement évaluées sous l’angle de leur impact social et environnemental, en amont et en aval de leur mise en œuvre. De nouveaux indicateurs ont remplacé le PIB qui, en 2020 encore, grossissait avec l’importance des déplacements effectués et les accidents de circulation. On lui préfère désormais des indicateurs mesurant le niveau d’études, de santé, de bien-être et l’intensité carbone des États.

Pour donner aux Français les moyens d’être mobiles en limitant leurs émissions de CO2 (et ne plus subir l’injonction à se déplacer toujours plus), il a fallu adapter les territoires à leurs différents modes de vie et non l’inverse, comme c’était le cas jusqu’en 2020. Les territoires du quotidien ont rapetissé ce qui a aussi nécessité d’augmenter leur autonomie et donc, leur résilience. Le ralentissement généralisé de la vitesse des déplacements du quotidien a également conduit à réorganiser le territoire national.

La métropolisation a été stoppée au profit du développement d’un réseau de villes moyennes, proches du modèle suisse, au sein desquelles se déploient des modes de vie apaisés et plus en proximité. Surtout, l’hyperconcentration des activités au sein de l’Île-de-France a été corrigée pour répondre au souhait d’un habitant sur deux de la quitter, mais qui ne le pouvait pas pour des raisons principalement liées à l’emploi. Dès les années 2020, une politique de réaménagement a été lancée pour que les activités, les logements et les emplois soient désormais organisés au sein de bassins de vie relativement autonomes et répartis sur l’ensemble de la région. Cette nouvelle organisation est à rebours de celle du début du e siècle, qui concevait l’Île-de-France comme un bassin d’emploi unique, dans lequel chaque habitant devait pouvoir accéder à tout emploi, quelle que soit sa localisation dans la région, et encore plus facilement grâce au Grand Paris Express. Cette nouvelle politique d’aménagement du territoire s’est en particulier inspirée du principe de « décentralisation concentrée » appliqué en Allemagne et en Suisse depuis les années 1970 et qui vise à développer l’urbanisation de façon compacte dans des bourgs et des villes de taille moyenne.

La nouvelle organisation a drastiquement réduit la portée et la durée des déplacements quotidiens dans la région. À terme, cette politique vise à créer six pôles bio-régionaux(1) adossés sur leurs écosystèmes propres pour fournir l’essentiel de la nourriture et de l’énergie nécessaire à leur fonctionnement et ainsi assurer une meilleure résilience du territoire en cas de crise. Dans la continuité des processus déjà en cours en 2020, la plupart des pôles des espaces périurbains ont atteint le seuil de quatre mille habitants leur permettant de gagner une certaine autonomie en matière de commerces, services, activités culturelles et emplois. De façon plus générale, on en a fini avec le zonage fonctionnaliste qui séparait les activités, travail/habitation/commerces/loisirs, et l’on a assuré davantage de mixité. Le processus de concentration systématique des services publics dans les métropoles (fermeture des hôpitaux de proximité, des bureaux de poste, des services des impôts...) ainsi que la préférence exclusive donnée aux accès numériques à ces services sans tenir compte des problèmes de fractures numériques spatiales ou sociales ont été questionnés et ont donné lieu à un rééquilibrage de leur présence physique sur l’ensemble des territoires.

La place centrale du travail comme principal générateur de déplacements (qu’il s’agisse des déplacements domicile-travail ou des déplacements dans le cadre de l’emploi) ayant été reconnue, l’organisation du travail et ses lieux d’exercice ont été repensés. D’ailleurs, l’implantation des entreprises a été conditionnée à l’existence de réseaux de transports proposant des alternatives aux déplacements carbonés et les entreprises ont été responsabilisées financièrement sur l’importance des déplacements effectués par leurs salariés: le temps de déplacement des salariés est désormais intégré au temps de travail et rémunéré comme tel. Le rythme même du travail a été revu pour éviter la multiplication des trajets, comme ceux qu’effectuaient plusieurs fois par jour, en dehors des horaires des autres employés, les agents d’entretien des immeubles de bureaux. Plus généralement, l’organisation de la vie économique basée sur le développement continu du volume et de la vitesse de déplacement des marchandises et des biens a été inversée au profit d’une certaine relocalisation. Ainsi, à partir des années 2020, un coup de frein a été mis au développement des plates-formes numériques. D’une part, la fragilité du modèle d’affaire de nombre d’entre elles (telle Uber) n’avait pas résisté au temps. D’autre part, la prise de conscience de l’impact matériel et énergétique considérable du fonctionnement du numérique et de l’intensification prodigieuse des livraisons qu’il avait engendrée au cœur même des métropoles avait conduit à sa réglementation. Il en a été de même à l’échelle internationale, avec la relocalisation sur le territoire national d’une partie de la production de médicaments, de nourriture et des activités considérées comme essentielles, la crise liée au coronavirus en 2020 ayant révélé la (trop grande) dépendance française à l’industrie lointaine, en particulier à la Chine.

En 2050, le tourisme massifié de longue distance n’existe plus sous la forme qu’on lui connaissait, arrêtant net son augmentation continue depuis les années 1950 et exponentielle depuis 2008. Pour autant, on continue de pouvoir partir loin en vacances, mais la réduction drastique des voyages aériens a conduit à diminuer fortement la fréquence des déplacements par ce biais. Cela a entraîné une nouvelle organisation des rythmes sociaux permettant à ceux qui le désirent de partir en congé plus longtemps, mais moins souvent (possibilité de regroupement des congés de façon pluriannuelle, voire temps de césure au cours de la vie après les études, l’éducation des enfants, etc.), en majorité de jeunes adultes et de jeunes retraités, déjà grands voyageurs dans les années 2020. L’Île-de-France accueille désormais moins de touristes asiatiques ou américains, mais ils restent plus longtemps. Autre conséquence, le tourisme de proximité, urbain, de découverte d’espaces naturels ou du monde du e siècle (friches industrielles, villes et centres commerciaux abandonnés...), s’appuyant sur les ressources des territoires et de leurs habitants, s’est fortement affirmé à l’échelle régionale et nationale. Et le train joue à nouveau un rôle majeur dans l’acheminement des adeptes de ces différents tourismes, également à l’échelle européenne.

La fin de l’imaginaire de la vitesse

En 2020, l’imaginaire du futur était incarné (capturé même) par le numérique et par toute une série de modes de transport high-tech. La promesse de l’innovation technologique conduisait sans coup férir à la généralisation de la voiture et du taxi volants autonomes, aux avions électriques ou « verts », au train hyperrapide (Hyperloop), et à la généralisation du voyage spatial (SpaceX) au service du développement du tourisme, sans souci de la surexploitation des ressources naturelles. Le train traditionnel ne représentait plus la modernité ni même un mode de transport écologique dans l’esprit des décideurs. En 2050, tout a changé : le système de transport routier a été ralenti et la vitesse maximale est désormais de 90 kilomètres par heure. Cela a rapproché les lieux de la vie quotidienne, conduisant à retrouver l’unité de lieu de la vie quotidienne qui avait été perdue. Le low-tech a été au cœur de la transformation des territoires et la modernité est désormais incarnée par les modes sobres, collectifs ou actifs. Un nouvel imaginaire s’est progressivement imposé qui continue de valoriser l’autonomie individuelle, toutefois avec une plus grande conscience des interdépendances collectives et environnementales, et qui s’oriente vers une consommation plus frugale, une vie plus active physiquement, mais au rythme de vie plus apaisé. Les plus aisés valorisent désormais les longs congés sabbatiques qu’ils s’accordent au gré de leurs envies de voyages lointains ou de « breaks » destinés à régénérer leur être.

Certaines innovations high-tech ont été développées, ainsi, le train à hydrogène incarne parfaitement l’époque. Avec la diminution de la vitesse de déplacement, les allers-retours rapides quotidiens ont beaucoup diminué au profit de mobilités résidentielles et de migrations interrégionales et du télétravail. La mise en place de ce dernier a fait l’objet d’un suivi particulier afin d’éviter les habituels effets rebonds. La valeur irremplaçable de la co-présence pour les interactions sociales d’une part, et la reconnaissance du poids énergétique considérable du numérique d’autre part, ont conduit à freiner son déploiement tous azimuts et à rationaliser ses usages. La fin du recours aux énergies carbonées a néanmoins fait augmenter le prix des déplacements : la vitesse est redevenue rare et la distance à parcourir est redevenue sensible dans la vie quotidienne. La diminution globale des vitesses de déplacement a été vertueuse, elle a permis un usage plus sûr des modes actifs : la circulation dans les villes, les villages et les espaces périurbains a été repensée pour assurer la sécurité, l’efficacité et l’agrément de la pratique de la marche et du vélo, avec la mise en place de « systèmes » complets constituant de véritables alternatives à la domination de la voiture qui prévalait encore au début du e siècle (voies cyclables et parcours de marche aménagés, flotte diversifiée de vélos, du vélo classique au vélo cargo en passant par le vélo électrique à une ou plusieurs places, intermédiaires avec la voiture, services de réparation et de vente). L’essor de l’utilisation du vélo et du vélo électrique ainsi que de la combinaison entre marche et transports collectifs a permis de réduire l’usage de la voiture, en déployant massivement des parcs-relais vélos pour accéder aux cars, tramways, métros, voire pour monter à bord avec les cycles.

Ce développement a été fortement soutenu par l’apprentissage des façons alternatives de se déplacer (vélo, marche…) à l’école et par la valorisation de l’activité physique quotidienne au service de la santé, de l’autonomie et de l’aspiration à vieillir en bonne santé. À cet égard, la crise du coronavirus a servi d’accélérateur dans la prise de conscience des effets mortifères d’une mauvaise hygiène de vie induisant problèmes cardiaques, surpoids et hypertension. Le résultat est impressionnant : désormais, l’ensemble des déplacements de moins de 9 kilomètres est réalisé en modes actifs. Le mouvement a été impulsé par les pouvoirs publics quand ils se sont rendu compte que dès 2020, 30 % de la population française pratiquait déjà toutes ses activités dans ce périmètre mais encore trop souvent en voiture (2). Le déploiement d’une offre de mobilité alternative à la voiture solo, complète et efficace a été réussi: les automobiles utilisées sont petites, électriques, ou voient leur usage socialisé sous de multiples formes, qu’elles soient associatives ou privées, parfois encouragées par le public (entraide, prêt de voiture, covoiturage, transport à la demande, taxi, autopartage…).

Le parc automobile global a diminué et les pouvoirs publics ont accompagné la transition des constructeurs vers la production industrielle de véhicules légers, moins énergivores et moins coûteux que les SUV pour ne citer qu’eux, et encouragé le rétrofit (remplacement des moteurs). Les personnes les plus dépendantes de leur vieille voiture à pétrole ont bénéficié d’un véritable accompagnement économique.

De leur côté, les transports collectifs et spécifiquement les trains sur les moyennes/longues distances (TGV, mais également ceux que l’on appelait « trains d’équilibre du territoire » en 2020) ont repris des parts de marché à la voiture. Le train de voyageurs de proximité s’est redéployé grâce à des modes d’exploitation originaux (train autonome léger) ou au service du tourisme de proximité.

Dans les territoires périurbains ou peu denses, des transports collectifs existants, mais réservés à une clientèle exclusive (publics comme le transport scolaire, privés comme le transport des salariés d’usines ou de zones touristiques, voire privés, mais financés par le public, comme le transport médical), ont été ouverts à tous et, pour cela, l’intégration de leurs itinéraires et de leurs horaires, aujourd’hui méconnus, réalisée sur des plates-formes territoriales.

À l’inverse, le réseau d’Île-de-France a accompagné la réduction des activités et de la population de la région, et le Grand Paris Express a été redéployé en conséquence. En Île-de-France et dans les autres métropoles, dès les années 2020, on a initié un choc de transport collectif sans attendre le déploiement des voitures électriques pour limiter la circulation des véhicules polluants dans les centres. Des parcs-relais ont été créés en grande périphérie des métropoles (multipliés par quarante par rapport à l’offre de l’époque) pour y laisser sa voiture ou son vélo et prendre des cars express à haute fréquence (toutes les deux minutes aux heures de pointe par exemple) circulant sur voies réservées et rejoignant le centre des métropoles.

Pour les longues distances intraeuropéennes et même intercontinentales vers l’Asie, le train a été préféré à l’avion et s’est développé sous des formes multiples (grande vitesse, train de nuit, train-hôtel). La crise économique provoquée par l’épidémie de coronavirus a permis de changer la trajectoire de l’aérien: le renflouement de l’industrie s’est opéré sous conditions. Des mesures strictes ont limité très fortement l’usage de l’avion à l’échelle nationale et intracontinentale d’abord, intercontinentale ensuite, reconnaissant enfin l’incompatibilité entre croissance du trafic aérien et réduction des gaz à effet de serre d’ici 2050, mais au prix d’un plan de reconversion industrielle massif.

Des autorités dotées de nouveaux outils

Ces transformations ont été rendues possibles par la mise en place d’autorités territoriales en charge de tous les déplacements et de leur décarbonation éventuelle, y compris ceux faits en voiture, contrairement à ce qu’il se passait en 2020. Elles ont bien sûr pris l’habitude de concevoir des systèmes d’infrastructures complets (réseaux de voies dédiées apaisés, routes et rails pour automobiles et transports collectifs) et de les gérer ou faire gérer de façon intégrée (appels d’offres multimodaux par exemple). Elles ont été chargées de déployer une politique de régulation stricte de l’usage individuel de la voiture en lien avec les autres modes de transport (police de la circulation, gestion du stationnement et des circulations, organisation de systèmes de covoiturage combinant incitations réglementaires et financières). Elles ont aussi été chargées de mettre en œuvre des politiques dites temporelles comme avec la régulation des horaires d’ouverture des équipements publics pour écrêter les heures de pointe dans les transports collectifs et éviter leur saturation. En période de pic de pollution, elles ont la possibilité d’imposer le recours au télétravail sur le territoire pour tous ceux qui le peuvent.

La vitesse des déplacements est définitivement sortie des imaginaires.

Puisse cette évocation du futur nous inviter à agir sans attendre.

Auteur

Tom Dubois, Christophe Gay, Vincent Kaufmann, Sylvie Landriève. “Pour en finir avec la vitesse” pp. 123–137 In Pour en finir avec la vitesse, L’aube, La Tour d’Aigues, 2021.

Notes

  1. Yves Cochet, Agnès Sinaï, Benoît Thévard, « Biorégions 2050 : L’Île-de-France après l’effondrement », forumviesmobiles.org, 27 mars 2019.
  2. Forum Vies Mobiles, L’OBSOCO, « Enquête nationale mobilité et modes de vie », 2020.

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L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.