Enquête Climat : comment les villes se transforment pour éviter la surchauffe du tout-béton

Des villes « anxiogènes », une agriculture trop dépendante du reste du monde… Métropoles et campagnes doivent « travailler leur résilience » pour affronter la menace climatique.

De très fortes chaleurs sont attendues vendredi 31 juillet à Paris, placé en vigilance jaune canicule.
Des dizaines de personnes ont profité, le 25 juillet 2019, de la fontaine du Trocadéro pour se baigner à Paris, tandis que le pic de chaleur de la canicule était atteint. (©archives / Simon Louvet / actu Paris)

« Renaturation », fermes urbaines, îlot de fraîcheur, miroir d’eau… Nantes, Lille, Paris, Marseille, Rouen, Lyon… Partout nos métropoles sont en mutation avec une double aspiration : rêver à une relative autonomie alimentaire et éviter la surchauffe, alors même que les températures rendent chaque été l’air de nos villes toujours plus irrespirable.

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Urbanistes et élus sont conscients d’une certaine forme de désaffection. L’exemple le plus parlant est certainement celui de Paris. Alors que tous les départements franciliens gagnent des habitants, la capitale française ne cesse d’en perdre. Le phénomène est flagrant depuis 2012. Paris perd en moyenne 10 800 habitants chaque année.

Rester « désirables »

« Dans les métropoles, il y a le souci de l’amélioration de la qualité de vie pour des résidents assez bourgeois. Si elles ne veulent pas perdre leurs actifs, intellectuels, il faut qu’elles proposent un cadre de vie agréable. Elles doivent rester désirables pour les catégories bourgeoises, parce qu’en général, elles ont beaucoup moins de soucis pour attirer les catégories laborieuses qui viennent y travailler », résume Valérie Jousseaume, enseignante-chercheuse à l’Institut de géographie et d’aménagement de l’université de Nantes.

Le réchauffement planétaire inexorable qui est à l’œuvre va aggraver encore plus la qualité de vie dans les espaces urbains. La température moyenne en France pourrait augmenter jusqu’à 6 degrés supplémentaires d’ici à 2100, selon les derniers rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec).

De Rodez (Aveyron) au Mans (Sarthe), le nombre de jours anormalement chauds (+ 5 °C par rapport à la normale) pourrait bondir de 100 % et le nombre de nuits caniculaires devrait quadrupler d’ici la fin du siècle.

Ainsi, les villes n’ont plus le choix que d’inverser la tendance du tout-béton. « Avec le réchauffement climatique, plus on implante d’espaces dédiés à l’agriculture, à l’eau, plus on gagne en fraîcheur. Localement, on peut gagner plusieurs degrés si on maintient des espaces boisés, agricoles… Cela représente un coût, mais le coût social est supérieur au coût économique, à condition d’aller au bout de la démarche », détaille Christian Pellicani, élu marseillais et président du Mouvement national de lutte pour l’environnent (MNLE).

À Lille, par exemple, Martine Aubry souhaite déminéraliser l’avenue du Peuple belge dans le Vieux-Lille. Ainsi la future « avenue promenade » deviendra le cœur d’un « arc vert » au sein de la métropole. Cet axe-clé, à l’entrée de la ville, pourrait même être totalement remis à l’eau, avec des berges de part et d’autre : à la place du parking souterrain historique, le bras de la Deûle reprendrait ses droits.

L'avenue du Peuple belge va subir une profonde renaturation, pour effacer son profil du
L’avenue du Peuple belge va subir une profonde renaturation, pour effacer son profil du « tout voiture », typique du milieu du siècle dernier. (©Margot Nicodème / Lille actu)

Plus au sud, dans la capitale, avec la perspective des Jeux olympiques de 2024, les Champs-Élysées vont être verdis pour « redonner de la fraîcheur ». Le coût : 24 millions d’euros !

L’hyper moderne ne fait plus rêver

À cette menace de la ville invivable s’ajoute « l’overdose de la modernité », selon Valérie Jousseaume : « Les pouvoirs de la modernité disent qu’il faut rester sur le même modèle, mais exalté par le numérique. C’est-à-dire qu’on va aller encore plus loin, encore plus vite, encore plus rentable et plus puissant, grâce au numérique. Ce récit hyper moderne, fait de moins en moins rêver et beaucoup de gens décrochent. Parce que beaucoup se disent que cela nous mène tout droit à l’effondrement écologique, mais aussi à un effondrement éthique. Cette société de l’hyper moderne est aussi la société du techno-contrôle. »

Pour l’universitaire nantaise, ce modèle étant en « bout de course », « il faut penser à la transition, à la société du futur » : « L’hypermodernité essaie de se maintenir, mais ça va être très difficile. Les villes et les campagnes doivent travailler à leur résilience et leur autonomie. »

« Les villes sont fragiles »

Les villes souffriraient d’un « renversement des imaginaires », pour Valérie Jousseaume, autrice de Plouc Pride, un nouveau récit pour les campagnes (éd. L’aube). Elles n’incarnent plus le lieu du confort, de la liberté et de la sécurité. La campagne incarne désormais le « rêve d’une vie plus douce ».

Avec la crise du Covid, on a bien vu que la propagation avait un lien avec la densité de population. Les villes par rapport aux problèmes sanitaires ne nous protègent pas. En cas de guerre, les populations des villes sont davantage exposées. Dans le climat anxiogène dans lequel nous sommes plongés, on voit combien les villes sont fragiles.

Valérie Jousseaume,universitaire.
Enquêtes d’actu

Dans une tribune publiée dans Libération le 1er mai 2022, la chercheuse en urbanisme, Émeline Bailly, ne dit pas autre chose : « Artificialisées, bitumées, polluées, [les métropoles] ne garantissent plus un habitat pérenne et épanouissant pour les humains et non humains. Menacées, elles n’offrent plus que des horizons incertains, des perspectives d’avenir chaotiques et anxiogènes. »

Même si l’exode urbain prédit par certains durant la pandémie n’a pas eu lieu, le fondateur du magazine Ruralis, Eric Mangeat constate bien « une vague de personnes qui ne veulent plus seulement une maison secondaire, mais changer de vie ». C’est encore marginal, mais « c’est en train de se construire ».

En réalité, il s’agit là d’un mouvement initié dans les années 1990. « Depuis, ça ne s’est jamais arrêté », rappelle Valérie Jousseaume. Selon elle, il s’agit bien d’un « mouvement très profond », « en voie d’amplification ». À tel point que l’universitaire prévient les ruraux qu’ils ont « une carte à jouer par les temps qui courent, parce que potentiellement la campagne redevient un lieu désirable ».

Le besoin vital des circuits-courts

Ainsi, en réponse, les villes prennent une nouvelle voie, fortement inspirée du monde rural et en connexion avec celui-ci.

On connaissait les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap), « portées par les citoyens urbains », indique Yuna Chiffoleau, spécialisée dans l’analyse des circuits-courts. « À partir du moment où la politique publique de l’État s’est désengagée, ce sont beaucoup les acteurs politiques des villes qui ont soutenu des circuits plus courts, qui ont installé des agriculteurs pas trop loin », précise la directrice de recherche en sociologie économique et des réseaux à l’Institut national de la recherche agronomique (Inrae).

Cette « alliance entre ville et campagne », comme définie par Yuna Chiffoleau, s’explique par le besoin vital de développer les circuits-courts. « On voit ce qui se passe sur le plan international, avec des problèmes d’acheminement de l’eau, des denrées alimentaires, on a besoin de productions locales pour alimenter les marchés locaux », insiste Christian Pellicani, président du MNLE.

Le circuit-court disponible en ville, c’est justement le modèle privilégié par Claire Béhengaray. Elle a lancé en 2015 la coopérative Le Producteur local. Le premier magasin s’est ouvert à Bois-Guillaume en Seine-Maritime, en 2015. Depuis, d’autres ont levé le rideau à Belbeuf, au Havre, à Caen (Calvados), Beauvais (Oise) et en 2019, à Paris.

Le producteur local, fondé à Bois-Guillaume en 2015, s'étend hors des frontières de Seine-Maritime avec deux installations à Paris et à Caen.
Le producteur local, fondé à Bois-Guillaume en 2015, s’étend hors des frontières de Seine-Maritime avec deux installations à Paris et à Caen. (©Mathieu Normand / 76actu)

Cette « coopérative d’intérêt collectif » permet à des producteurs locaux de s’associer et de vendre leurs produits dans un lieu unique, en touchant la totalité de l’argent. Un modèle économique inédit. À Paris, par exemple, la cinquantaine de producteurs vend directement à ses clients, sans intermédiaire. « Nous ne sommes pas voués à faire des marges, mais à nous organiser pour vendre dans un espace collectif, c’est l’extension d’une ferme », explique Claire Béhengaray. Ces producteurs se trouvent obligatoirement dans un rayon d’environ 100 km autour du lieu de vente.

Des fermes sur les toits de Paris

Dans le même esprit, ce sont de véritables fermes qui voient le jour en plein cœur de nos métropoles. Une s’est installée sur le toit du siège de la Réunion des musées nationaux – Grand palais, à quelques pas de l’Opéra Bastille à Paris. Une ferme aquaponique de 300 m² à 42 mètres de hauteur.

 Ici, on cultive des légumes, des fruits, des fleurs comestibles et des aromates... Le tout sans terre mais avec un système qui les irrigue. Les racines ne baignent pas dans l'eau, mais elles sont suspendues dans le vide, c'est ce qu'on appelle l'aéroponie.

Lucile Delorme, exploitante et ingénieure agronome.
En 2021, Lucile Delorme a récolté 12 kg de tomates. Elle compte en récolter 20 kg cette année.
En 2021, Lucile Delorme a récolté 12 kg de tomates. Elle compte en récolter 20 kg cette année. (©Lucile Delorme)

Les légumes et fruits cultivés sont ensuite vendus sous forme de paniers aux salariés du siège de la Réunion des musées nationaux. La production est également vendue sur les marchés parisiens. Cueillette urbaine possède quatre fermes, dont celle-ci, en Île-de-France.

Cependant, « l’agriculture urbaine n’a pas vocation à remplacer l’agriculture rurale », prévient Lucile Delorme de Cueillette urbaine : « Rendre la capitale autosuffisante serait impossible, même si tous les toits parisiens étaient dotés de fermes. » D’où la nécessité de préserver les terres qui peuvent l’être. À nouveau, le regard des urbains se tournent vers leur campagne.

Les nécessités de redonner aux territoires ruraux leur vocation nourricière, en partie perdue parce qu’une grande partie de l’agriculture est consacrée à l’export, vont réémerger. Cela va participer au réenchantement des territoires ruraux.

Eric Mangeat, fondateur du magazine Ruralis.

Préserver les terres nourricières

Le Mouvement national de lutte pour l’environnement se bat pour « que les collectivités locales préservent les terres arables et qu’elles mettent en place des politiques publiques de réinstallation de paysans ou de producteurs de légumes, de cultures vivrières locales ». Son président, Christian Pellicani assure que « de nombreuses communes franchissent le pas, notamment en gelant les terres agricoles pour qu’elles ne deviennent pas des terres à béton ».

Rouen, par exemple, a pour ambition de devenir une « métropole nourricière ». Pour cela, un appel à projets court jusqu’à fin mai 2022. « Il vise à accompagner les porteurs de projets de jardins partagés et espaces nourriciers, notamment le développement de l’autoproduction de produits alimentaires de qualité […] », décrit la métropole normande.

Soulevée par le même élan, Paris s’est donné « l’objectif de renforcer ses liens avec les territoires ruraux franciliens », en partant du constat qu’aujourd’hui, seuls 20 % de l’approvisionnement alimentaire de la ville proviennent d’Île-de-France, contre 80 % au 20e siècle. 

« C’est massacre à la tronçonneuse »

Christian Pellicani entend cette volonté, « dans le discours en tout cas », de redonner sa place à l’agriculture périurbaine, voire urbaine. Cependant, « d’une manière contradictoire, sur les grands événements nationaux, comme les Jeux olympiques, on a des hectares de terres agricoles qui sont sacrifiés pour des équipements à la vie éphémère ».

Ce militant écologiste fait référence à la construction dans le parc de l’Aire des vents (Seine-Saint-Denis), du village des médias, pour les JO de Paris : « C’est massacre à la tronçonneuse ! Ça fait au moins 30 ans que ce parc a été regagné, la nature a retrouvé sa place dans les décombres d’une décharge et aujourd’hui, on est en train d’en faire le village des journalistes. »

La cour d'appel administrative de Paris a rejeté, vendredi 5 février 2021, le recours en référé déposé contre la construction du Village des médias à Dugny (Seine-Saint-Denis).
La cour d’appel administrative de Paris a rejeté, vendredi 5 février 2021, le recours en référé déposé contre la construction du Village des médias à Dugny (Seine-Saint-Denis). (©DG/Actu Seine-Saint-Denis)

1500 à 2000 professionnels de l’information seront accueillis dans ce parc situé à l’extrémité est du parc de la Courneuve. À terme, l’idée est d’en faire un quartier de 1 300 logements.

Il y a beaucoup plus d’urbains, de néoruraux ou de ruraux qui défendent l’idée de protéger les espaces agricoles et l’environnement et certains décideurs tournent le dos à ces aspirations à vivre mieux. Avec les grands projets nationaux et internationaux, on ne se pose pas la question de comment on les insère dans des espaces déjà urbanisés, on va chercher la facilité : les terres agricoles qui sont moins chères à l’hectare.

Christian Pellicani,président du Mouvement national de lutte pour l'environnement.

Chaque année, 24 000 hectares de sols naturels et agricoles sont urbanisés en France. « L’artificialisation est le premier facteur d’effondrement de la biodiversité », devant le réchauffement climatique rappelait à Enquêtes d’actu, Laurent Chateau de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). En 2018, le gouvernement a fixé un objectif de « zéro artificialisation nette ».

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L’objectif de ce plan gouvernemental comprend la division par deux des terres artificialisées dans les dix années à venir par rapport aux dix précédentes années. Seulement, les quelque 400 projets d’infrastructures aujourd’hui en cours dans le pays « compromet[tent] gravement l’atteinte de la neutralité carbone et l’objectif de zéro artificialisation des sols », révèle une étude conjointe de Terres de luttes et du cabinet de conseil BL évolution, publiée ce mercredi 11 mai 2022.

En campagne, une mue plus lente ?

L’inévitable réchauffement climatique contraint aussi les campagnes à opérer cette transition. « La quantité de terres cultivables va diminuer […]. De grandes surfaces de sols fertiles vont se dégrader, et certaines régions ne seront plus adaptées à la production agricole. […] Ces différents facteurs entraîneront une baisse de la production alimentaire et une situation de plus en plus précaire pour les agriculteurs. Les consommateurs subiront une hausse des prix, exposant davantage les populations les plus vulnérables aux risques de malnutrition et de pénurie d’eau », alertent les scientifiques du Giec.

Mais face à ces scénarios des plus probables, « la grande partie de la ruralité subit plutôt qu’elle n’innove, n’anticipe, ne réagit », remarque Yuna Chiffoleau de l’Inrae. « Une petite partie de la ruralité a mis en avant l’autonomie. Mais on a encore une agriculture industrielle productiviste, qui reste très dépendante, on le voit avec le blé issu de l’Ukraine et de la Russie. La crise de la Covid a montré toutes ces dépendances », indique Yuna Chiffoleau. Cependant, il y a « une frange plus résiliente, mais qui reste minoritaire », constate cette directrice de recherche.

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(©Enquêtes d’actu)

« Les agriculteurs, les plus farouches opposants à la re-paysanisation »

En cherchant les raisons d’une transition plus difficile à opérer en campagne, les regards se tournent vers le monde agricole. Mais Valérie Joussaume appelle à la « prudence » sur ce sujet : « Votre appartenance à un groupe est proportionnel aux sacrifices que vous avez faits pour en faire partie. Les agriculteurs sont sans doute, au milieu des ruraux, ceux qui ont fait le plus de sacrifices pour se moderniser, parce qu’ils ont sacrifié l’héritage de la culture de leurs parents et eux-mêmes ont sacrifié leur vie, se sont retrouvés pieds et poings liés à toute une filière agro-alimentaire. Les sacrifices comme ceux-là, personne n’a la capacité psychologique de dire que tous ces choix ont été erronés ou excessifs. C’est pour cela que les agriculteurs sont les plus farouches opposants à une forme de re-paysanisation, ce qui peut paraître étrange. »

L’autrice de Plouc Pride demande d’être « compatissant vis-à-vis des agriculteurs qui sont enfermés dans un système, pour éviter les jugements trop hâtifs. On est tous responsables, on a tous cru en la modernité. Ce sont des blessures très profondes, très graves, ce sont des mutations anthropologiques ».

Avec Angélique Goyet (Pontivy journal) et Maëlys Dolbois (actu Paris)

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